"A hype". Du battage publicitaire, si on veut. Pire : un coup marketing. C’est, inlassablement, ce à quoi la presse réduit Led Zeppelin depuis ses débuts… si on en croit Jimmy Page en tous cas. Cette hostilité, à relativiser mais âprement vécue par le groupe, conduit le guitariste à ourdir une revanche cinglante sous la forme d’une pochette unique dans l’histoire du rock, celle du successeur tant attendu de Led Zeppelin III - un quatrième album dont il jure qu’il sera, à tous points de vue, littéralement exceptionnel. Atlantic, la maison de disques new-yorkaise du groupe, se rendra vite à son avis… mais pas pour les mêmes raisons : si la nouvelle œuvre du Dirigeable est, concède-t-elle, incontestablement à nulle autre pareille, c’est surtout parce que c’est un… "suicide commercial", selon le délicieux titre de travail dont ses cadres, convaincus de son échec, l’affublent pendant les longs mois qui précèdent sa sortie, le 8 novembre 1971. Robert Plant, tout autant pénétré de la supériorité historique de cette quatrième livraison, souffrit à ce point de l’interminable attente avant l’arrivée de l’album dans les bacs des disquaires qu’il évoque ni plus ni moins qu’"un cauchemar". Psychodrame évacué en quelques jours à la sortie de l'album : Untitled - c'est son titre le plus communément accepté - sera la plus grosse vente de Led Zeppelin, l’une des plus importantes du rock dans son ensemble aussi, et acclamé depuis comme un des chefs-d’œuvre du genre.
Comment en est-on arrivé là ? C’est l’histoire d’une pochette "anonyme", sans nom de groupe, sans titre(s), mais avec un tableau, un dessin au fusain, une gravure de grimoire, des runes, qui, cinquante ans plus tard, reste l’une des plus fascinantes du rock placé à jamais sous le magnétisme de son ésotérisme grand public.
Le Zep descendu en flammes
Led Zeppelin en 1971, le groupe à abattre ? Jimmy Page n’en démord pas : il n’a jamais été pardonné à sa formation d’avoir reçu d’Atlantic, en guise de dot, un chèque historique de 200 000$ à ses débuts en novembre 1968. Depuis, en dépit de la précellence artistique et commerciale manifeste de ses trois albums, le groupe est régulièrement éreinté par la presse rock, certes toujours partagée, quand il s’agit de « super-groupes » (Cream, Blind Faith, Crosby, Stills, Nash & Young), entre l’admiration aveugle (souvent héritée d’un quiproquo arithmétique : plus nombreux les musiciens talentueux, plus réussi le disque) et le mépris de principe pour ce qui est perçu comme une association cynique de pointures motivée par les seuls gains financiers.
L’annonce fanfaronne par Page et Grant d’un montant (alors) aussi astronomique tranchait certes, d’emblée, violemment et bien maladroitement avec la culture hippie prévalente et, en faisant rimer création et pognon (ou art et dollars, comme on voudra), mettait au jour son hypocrisie avec un peu trop d’avance, dans une espèce de solde de tout compte sixties. En somme, si l’on peut dire, le deal avec Atlantic, et plus encore sa révélation, constituaient une agression en règle du système économique flower-power, que viendrait accuser l’indépendance artistique et financière unique du groupe, habilement négociée par Peter Grant et ostensiblement ratifiée par de spectaculaires recettes de concert. En cette fin de décennie où beaucoup d’artistes rock, y compris les plus populaires, commençaient à découvrir avec stupeur et amertume qu’ils s’étaient fait durablement floués par leurs managers, Grant et Page exigèrent et obtinrent d’Atlantic qu’elle leur octroie un contrôle artistique et commercial complet : celui de la publication de leurs albums, de son calendrier, des supports promotionnels, le tout en gardant l’intégralité des droits de publication d’albums tous produits par Jimmy Page (qui changeait qui plus est régulièrement d’ingénieur du son pour garantir une indépendance de plus, celle du son Led Zeppelin). La moindre des ironies n’est pas qu’Atlantic déboursa donc la somme la plus importante de son histoire pour un groupe qui requérait en contrepartie tous les pouvoirs ou presque…
Souvent glacial et dédaigneux, l’accueil dès lors réservé à Led Zeppelin par la presse rock de l’époque est toutefois à nuancer. Une partie de cette presse, et surtout ses plumes cadors, sortit certes promptement les banderilles. Comme pour leur donner raison, les premières accusations de plagiat, entre emprunts ingrats et vampirisation alpha, étaient pointées du doigt ("Dazed and Confused", "Whole Lotta Love") ; la réputation sulfureuse du groupe, en tournée puis via la persona prétendument satanique de Page qui commençait à semer des signaux occultes dans la discographie du Dirigeable (le clin d’œil de Led Zeppelin III à Aleister Crowley) précipita davantage encore le divorce entre Led Zeppelin et l’essentiel de la presse rock à grand tirage.
Pourtant, si Rolling Stone et Creem, entre autres, massacraient avec application le groupe dans leurs colonnes respectives, la presse locale restait largement extatique et applaudissait chaque album et concert du groupe, comme l’attestent les revues de presse de l’époque, toujours passionnantes à compulser. Qui plus est, incontestable consécration publique, Led Zeppelin venaît le 16 septembre 1970 d’être intronisé successeur des Beatles, après huit années de suprématie continue des Fab Four, par les lecteurs du Melody Maker, une revue musicale loin d’être confidentielle.
Non sans paranoïa, ni complexe de supériorité, Page restait indécrottablement vexé et visait précisément une reconnaissance "institutionnelle" qui faisait défaut à la success story de son groupe. Une panthéisation appelée sans grande subtilité de ses vœux dès la pochette intérieure de Led Zeppelin II avec sa mise en scène mégalomane et qui sera longue à venir : le guitariste se plaindra encore au mitan des seventies qu’il n’y ait pas un seul article sur les concerts à l’affluence record de Led Zeppelin qui laissaient (très) loin derrière les Rolling Stones (profits compris) qui, pourtant, même en chute libre, gardaient une place réservée dans toutes les colonnes de la presse rock.
Ces relations contrariées, qui échappaient au grand public qui se ruait en masse aux concerts du Zep et, secret honteux de la profession, subissait sans doute beaucoup moins l’influence des critiques que ceux-ci ne le croyaient, auraient pu rester anecdotiques ou sans plus de conséquences que quelques égos flattés (ceux des journalistes) et froissés (ceux des membres du groupe). C’était compter sans le troisième album de Led Zeppelin.
Led Zeppelin III raviva les tensions latentes entre les deux partis, désormais irréconciliables. Froidement reçu par la presse, l’album semblait valider définitivement l’issue d’un procès dont le verdict avait été verrouillé par avance par cette même presse qui ne cachait plus son triomphe : Led Zeppelin n’était qu’une passade, avait tout dit - et c’était déjà bien peu - sur son premier album, l’avait répété sans génie sur son deuxième et s’était définitivement perdu sur son troisième, celui avec lequel, selon une séquence rock censément éprouvée, un groupe fait ses preuves. La méprise était complète : pour Page, Plant, Jones et Bonham, l’album donnait à entendre une première maturité, sinon une plénitude, en brassant à la fois plus finement et plus ostensiblement toutes ses influences (électriques, acoustiques, blues, celtes, indiennes) et, audace complémentaire, évitait résolument la redite en écartant toute tentative de "Whole Lotta Love #2" ou de "Heartbreaker #2" ; pour la critique, en revanche, Led Zeppelin III était bien l’album des compromissions : surfait, artificiel, s’abîmant dans du folk-rock de circonstance et sacrifiant sur le tard à l’acoustique hippie voire dépouillant les "authentiques" Crosby, Stills, Nash (pourtant pas vraiment dans la gêne financière).
Page était abasourdi - et ne décolérait pas. Les reproches adressés à cet album lui étaient incompréhensibles : Led Zeppelin, rappelait-il, ne "basculait" pas, et encore moins par calcul, dans le folk, celui-ci était déjà présent sur les deux premiers albums ("Babe I’m Gonna Leave You", "Ramble On"), certes injecté d’électricité. Les journalistes les avaient-ils seulement écoutés ? Quant à Plant, ce troisième album était, à ses yeux (et ses oreilles), celui où l’étape de la maturité était pleinement franchie et la pérennité artistique du groupe confirmée, faisant pour un peu de "Communication Breakdown" et "The Lemon Song" des œuvres de jeunesse. La levée de boucliers de la presse lui inspirait tout autant d’aigreur et de consternation que Page : c’était aussi oublier que Led Zeppelin, la discographie complète du groupe le prouvera mais les deux premiers albums en témoignaient déjà, a toujours mis un point d’honneur à ne pas se répéter.
Un constat objectif rapprocha toutefois rapidement les deux camps : Led Zeppelin III était une déception commerciale. Sans être un échec, l’album avait subi de plein fouet les critiques et, si les fans n’avaient boudé ni l’album ni la tournée correspondante, les ventes (et les recettes) avaient marqué le pas. Grant tira la sonnette d’alarme : inimaginable aujourd’hui, la fin de Led Zeppelin était alors envisageable, le rock de ce début des années soixante-dix trahissant par ailleurs des signes d’essoufflement, et de renouvellement, au gré des séparations historiques et des décès tragiques de quelques-uns de ses jeunes héros. Souvent associé à ses seules frasques, peu mentionné dans le contexte de ce quatrième album à venir, celui du "ça passe ou ça casse", Grant a, là encore, eu un rôle stratégique déterminant en enjoignant à ses poulains de battre en retraite, de se recentrer aussi, de panser leurs blessures et de revenir impérativement avec un coup d’éclat artistiquement. Il mit ainsi un terme immédiat aux tournées prévues pour les quelques mois à venir et poussa le groupe à faire profil bas. Hormis une remise de disques d’or par une secrétaire parlementaire en octobre, de Led Zeppelin public, point. Incidemment (?), à la même période, mû par son légendaire flair, Grant déclina une offre à un million de dollars pour que le groupe apparaisse à un concert du Nouvel An en Allemagne qui devait être diffusé mondialement par satellite : le manager avait compris qu’en cas de neige, la qualité de transmission serait affectée et ferait irréversiblement dévisser Led Zeppelin.
Led Zeppelin absent, une première mystique se déployait de manière diffuse. Page, fort de l’indépendance artistique et financière du groupe, allait l’inscrire en dur dans l’histoire du rock.
L’invisible Dirigeable
Le quatrième album déjà en ligne de mire, piqués au vif, Page et Plant, en charge d’une direction artistique et marketing qui ne dit pas son nom, caressent d’abord plusieurs scénarii alternatifs de publication qui ont tous en commun une qualité disruptive (jargonnage marketeux intended) plus ou moins prononcée : un double album - rien de foncièrement inédit mais encore distinctif en 1971 ; 4 EP - une option déclinée par Page qui craignait que l’addition finale soit salée pour les fans (considération peu fréquente chez celui qu’on surnommait "Led Wallet") ; un disque simple, alors nommé par Page Led Zeppelin IV) avec les seules photos des membres du groupe - la présence de quatre photos sur le recto écartée (trop commun et, en tous cas, déjà vu sur le Small Faces, le Let It Be des Beatles, Something Else des Kinks etc.), se posa alors le problème de la sélection des deux photos du recto, qu’on imagine être celles de Page et Plant et qui auraient donc relégué sans élégance celles de Jones et Bonham sur le verso.
Pas encore fixé sur le positionnement artistique de ce nouvel album, Page, rejoint par Plant, est en tous cas résolu à surprendre, et, au risque de l’expression autant que de la comparaison galvaudées, à faire punk avant l’heure - ou plutôt à continuer à l’être ; on oublie l’audace qui consistait à numéroter crânement les trois premiers albums (qui, en ce sens, n’avaient déjà pas véritablement de titre) : Led Zeppelin (sans numéro), Led Zeppelin II, Led Zeppelin III, difficile de faire à la fois plus iconoclaste et plus lapidaire. Abandonnée, la piste des quatre photos traça toutefois les contours de ce qui deviendra le credo artistique et marketing du disque : pas de bla bla, place à la musique et à elle seule. Très vite, le principe sera mené plus avant ; dans l’intervalle, à partir de la deuxième moitié de 1970, ce sont les membres même du groupe qui s’estompent avec un travail de sape, comme en sourdine, en concert et en public : hirsutes, barbus, particulièrement mal attifés (même à l’aune complaisante des seventies), les quatre Anglais s’emploient à casser l’image de Led Zeppelin, dans une approche qui peut, du reste, évoquer celle de Jim Morrison.
Rapidement, une réaction de fierté, artistique tout autant que personnelle, prévaut pleinement dans les décisions : avec 220 concerts par an, le groupe se considérait à bon droit comme un forçat de la tournée rock ; il était donc temps que la critique vienne à eux, et non le contraire. Page et Plant tranchent dans le vif : le nouvel album de Led Zeppelin ne comportera tout simplement absolument aucune mention - ni du groupe, ni des musiciens, ni des titres de chanson, ni du label (logo inclus), ni de la référence catalogue. Naturellement, il n’aura pas de titre - et surtout pas le trop prévisible "Led Zeppelin IV". Un "anonymat" artistique de principe, évidemment voué à l’échec (le secret ne pouvant qu’être éventé) et donc un pari gagnant, qui proclame la supériorité absolue de la musique et de l’art sur toutes autres considérations : commerciales, journalistiques, économiques, culturelles. Plus prosaïquement, Page prendra soin de faire passer le message, la démarche se veut un monumental "fuck you" adressée à la profession rock par le groupe souverain du genre.
Page n’en était pas à son premier fait d’armes : outre son absence de titre, le premier album se présentait sous une pochette phallique, totémique - cock-rock, n’est-ce pas - à mesurer, si l’on peut dire, aux créations, parfois spectaculairement réussies mais toujours teintées d’une esthétique patchouli, des pochettes d’album du Jimi Hendrix Experience (Axis: Bold as Love), de Cream (Disraeli Gears, Wheels of Fire), des Who (Tommy), des Beatles (Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band), de Big Brother & the Holding Company (Cheap Thrills), parfois astucieuses, très souvent réfléchies, mais prisonnières de leur époque. Non que Led Zeppelin ait eu l’apanage d’une certaine modernité graphique : de Electric Ladyland (la fameuse pochette censurée à odalisques) à Who’s next en passant par The White Album ou Abbey Road, l’artwork rock s’était déjà dépouillé ponctuellement de son imaginaire adolescent (même si le fond potache de Who’s Next est patent). Avec le second album du groupe, le détournement d’une photographie de la première Guerre Mondiale et, on l’a vu, en illustration intérieure, un panthéon imaginaire à la gloire des quatre musiciens, pompeux, mégalo et raté (Deep Purple sera plus convaincant avec le Mount Rushmore transfiguré de son In Rock), Page enfonçait le clou d’un univers, sinon d’une marque, Led Zeppelin, validés par le surnom officieux de l’album ("The Brown Bomber"). Quant à la pochette du troisième album, elle devait évoquer majestueusement les assolements via un jeu de rotation d’images intérieures s’inscrivant dans des emplacements pré-découpés de la pochette, mais ne tint pas ses promesses : de l’aveu de Page, le résultat tenait du cartoon hippie et rendait presque saugrenues les allusions éparses à Aleister Crowley.
L’heure était donc à la revanche, ou plutôt aux revanches, et l’occasion était trop belle pour ne pas y inclure tout d’abord la création graphique elle-même, si malmenée sur le précédent album. Dépourvue de toute information textuelle et graphique évoquant explicitement le groupe, la pochette "anonyme" du quatrième album reposait sur une démonstration captieuse de Page : "si vous n’aimez pas, vous n’avez pas à l’acheter pour le nom". Concrètement, il est difficile d’imaginer que Page s’en soit remis aux seuls achats d’impulsion, sur une écoute impromptue en magasin de disque, en guise de modèle économique. Le guitariste feint aussi d’oublier que la sortie du disque, pour mystérieuse que soit sa pochette, était précédée d’une campagne marketing aux relents kubrickiens (banksyens ?) ne laissant que peu de doute sur l’identité du groupe. Facétieux, vantard mais pertinent, Page affirmait alors que Led Zeppelin pourrait tout aussi bien s’appeler "Vegetables" que rien n’y changerait, aussi bien en termes artistiques que commerciaux… ce en quoi on ne peut que lui donner raison : il suffit de traduire en français les noms particulièrement falots de groupes aussi mythiques que The Doors, Cream ou Iron Butterfly pour s’en convaincre. En bref, peu achèteront l’album sans avoir identifié expressément le groupe. Jones quant à lui résumera la démarche de principe du groupe, sans la répudier : « a meaningless protest ».
Cette pochette dénuée d’informations était aussi une affirmation (et la continuité) de l’indépendance artistique chère au groupe (et encore plus chère pour Atlantic !). Avec Led Zeppelin, d’emblée, Page a cherché à faire une œuvre : elle le sera d’ailleurs tout à fait et, pour ainsi dire, pour l’éternité, avec "Stairway to Heaven". Si on est loin de la conceptual continuity zappaïenne, l’attachement que porte Page à la cohérence de la production artistique de son groupe n’a jamais été prise en défaut (exception faite, plus tard, de In Through the Out Door) : "How Many More Times" était ainsi listé sur le premier album comme d’une durée de 3:30… en lieu et place de ses 8:28, ceci pour duper les radios et les forcer à jouer un titre qu’elles n’auraient jamais diffusé dans son intégralité si sa vraie durée leur avait été connue ; selon le même principe, quand "Whole Lotta Love" déferla sur les États-Unis, la branche UK d’Atlantic Records commit l’outrage sacrilège de presser des copies d’une version abrégée du titre (3:12 au lieu de 5:34) et reçut comme il se doit une fin de non-recevoir de Page, le groupe se fendant même d’un communiqué de presse : "Led Zeppelin have no intention of issuing ‘Whole Lotta Love’ as a single as they feel it was written as part of their concept of the album."
"Concept", donc.
Et puis, Page avait prévenu sur le troisième album : "Do what thou wilt".
Avec cette pochette vierge d’informations, Page frappait fort. Il faisait aussi, à l’éivdence, preuve d’originalité mais des précédents ont pu lui montrer la voie. La pochette du White Album des Beatles (1968) offrait ainsi un blanc immaculé sans autre mention que le nom du groupe, en lettres blanches embossées sur fond blanc, quasiment illisible, donc. Un an avant, nettement plus originales (et réussies) que les pochettes psychédéliques sans identité propre qui investissent alors l’imaginaire rock (Little Games des Yardbirds, Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, The Piper at the Gates of Dawn de Pink Floyd Days of Future Passed des Moody Blues, Disraeli Gears de Cream, Axis:Bold as Love du Jimi Hendrix Experience ou même Magical Mystery Tour des Beatles, toutes interchangeables), celles du Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Fab Four mais aussi du The Who Sell Out des Who ou de The Velvet Underround and Nico validaient la fin prochaine d’une époque, celles des pochettes à la papa (un simple contenant habillé d’une création substituable à la suivante, croquée dans un bureau de maison de disque). Le rock était création artistique, l’assumait fièrement et ce, dès la pochette, désormais complément artistique à l’œuvre elle-même en même temps que porte d’entrée dans son imaginaire. L’âge d’or des pochettes, amené à s’éteindre avec l’avènement du CD, débutait, souvent pour le meilleur, rarement pour le pire et les départements marketing des maisons de disque, un temps sur la défensive, comprirent assez rapidement que le bénéfice était commun. Plant ne dira du reste rien d’autre quand, amené à commenter la longue bataille avec Atlantic au sujet de la pochette du quatrième album, expliquera, toujours aussi finement, qu’au-delà du combat personnel du groupe, il y avait avant tout un choc culturel, les huiles d’Atlantic n’ayant alors toujours pas pas conscience de l’importance fondamentale d’une pochette pour l’image de marque d’un groupe.
Dans ce contexte, on peut remonter encore plus loin, sept ans avant exactement pour trouver ce qui est sans doute l’influence la plus prégnante sur le concept du quatrième album de Led Zeppelin. On oublie en effet souvent que le recto de la pochette de la version britannique du premier album des Rolling Stone n’incluait, déjà, aucune information autre que le logo Decca. Résolu à différencier tapageusement le groupe de ses (bientôt) rivaux Beatles, le manager Andrew Loog Oldman avait décidé que ce premier album des Stones, qu’on imagine à tort, encore aujourd’hui, être éponyme, ne comporterait que la photo menaçante due à Nicholas Wright, ici encore punk avant l’heure, des membres du groupe. De nom de groupe, point et de titre d’album, non plus. Page et Grant s’en inspirèrent d’autant plus vraisemblablement que Oldham dut batailler lui aussi avec Decca et… garda les bandes d’enregistrement en otage pour obtenir gain de cause : une stratégie agressive qui, on le verra, sera reprise par Led Zeppelin avec Atlantic. Oldham, qu’on peut difficilement soupçonner d’ingénuité malgré son jeune âge, se montra toutefois moins aguerri que Page et Grant, Decca parvenant à prendre sa revanche via sa filiale américaine, London Records, qui s’empressa d’ajouter le titre racoleur, très British Invasion, England’s Newest Hitmakers (non sans, d’ailleurs, réorganiser l’ordre des titres).
D’autres pochettes, avant celles du quatrième album de Led Zeppelin avaient déjà joué sur un anonymat plus ou moins marqué, évidemment tout théorique dans une infrastructure occidentale viscéralement commerciale, et présentaient, en leur recto, une photo sans titre ni nom de groupe ou d’artiste : Self Portrait (Bob Dylan), Music From Big Pink (The Band), In The Wake Of Poseidon (King Crimson), Meddle et Atom Heart Mother (Pink Floyd), Abbey Road (The Beatles), Future Heat (Canned Heat), Wild Life (Wings), Layla (Derek & The Dominoes), Santana III (Santana), Tom (Tom Jones), John Lennon Plastic Ono Band, Paul McCartney (le Beatle reprendra du reste, comme Van Halen, le procédé de la numérotation zeppelinienne pour ses albums en 1980 avec McCartney II suivi de McCartney III… quarante ans plus tard en 2020). Notons pour finir que The Byrds publient en 1970 un album intitulé... (Untitled).
On l’a compris, la création de la pochette du quatrième album fut éprouvante, aussi bien pour les membres du groupe que pour Atlantic. Quand la décision fut arrêtée de faire de l’anonymat son unique concept de communication, ni le groupe ni le label, et encore moins les fans, ne se doutaient qu’un interminable bras-de-fer allait s’engager entre le premier et le second et que l’album, dont l’enregistrement lui-même se termine en février 1971, ne sortirait que 9 mois plus tard, au terme d’une gestation cauchemardesque (dont certes des ratés de mixage dilatoires).
La situation devint même, dans les derniers mois, proprement ubuesque. On put alors entendre Plant s’excuser en concert, exhortant les fans à la patience et en appelant à leur indulgence, expliquant piteusement, comme au Madison Square Garden de New York, que la pochette n’est toujours pas celle souhaitée par le groupe. Déterminé, comme à son habitude, Page prend toutefois conscience dans les ultimes semaines précédant la sortie de l’album que son stratagème - "une énigme gigantesque" selon ses propres mots - a effectivement pris des proportions insoupçonnées et que le tout menace de se transformer en une colossale baudruche, dont on sait qu’elle est traditionnellement vouée à être dégonflée - un comble pour le Dirigeable. Sans surprise, des rumeurs de séparation se propagent au même moment.
Tout à ses négociations musclées avec Atlantic, le groupe est depuis mars 1971 sur les routes. Le coup d’envoi de la tournée intimiste "Back to the Clubs" - 12 dates en Grande-Bretagne, 12 shillings le ticket, tarif indexé sur celui de la tournée 1968 - a été annoncé le 6 février, avec l’objectif, là encore, de faire moins clinquant et de retrouver, après le grand barnum des deux années précédentes, une manière de crédibilité "prolo". La première des dates, le 5 mars, prend place au Ulster Hall de Belfast, où Led Zeppelin se produit pour la première fois et interprète, pour la première fois également, "Black Dog", "Stairway To Heaven", "Going To California" et "Rock And Roll" et sera suivie, le lendemain, d’un concert au National Boxing Stadium de Dublin, que le groupe découvre également. Fait remarquable, la presse locale est sous le charme et note l’apparition d’une guitare à double manche promise à un long destin iconique.
Atlantic n’en a cure : Led Zeppelin commet ici l’impensable, faire une tournée sans aucun album à promouvoir ! Ce fameux "suicide commercial" consterne la maison de disques mais aussi une bonne partie de la profession, rigolarde. Tous mangeront leur chapeau, dès décembre 1971 à la consultation des premiers chiffres de ventes.
En parallèle, les négociations, âpres et tendues, se poursuivent avec Atlantic. Page se souvient notamment d’une interminable réunion (2h, sans Zoom..) avec les cadres de la maison de disque. Grant et lui restent toutefois campés sur leurs positions et, chacun ayant bien compris que les dollars sont le seul langage commun, affirment que, Atlantic ne peut qu'en convenir, l’album va inévitablement se vendre. Les deux Anglais, pour éviter tout quiproquo complémentaire, précisent également que, en synthèse, c’est ça ou rien… Et de rappeler que, contractuellement, Led Zeppelin garde un contrôle artistique total sur sa production. Ahmet Ertegun et Jerry Greenberg, pourtant traditionnellement plutôt ouverts, sont ulcérés. Une seule concession envisagée, au final : la référence catalogue dont Atlantic rappelle l’importance pour les commandes et les réapprovisionnements. Page répliquera en gardant les masters en otage, le temps que la poussière retombe, avec peut-être une pensée pour Oldman.
Le 8 novembre, l’album sort sous la pochette conçue par Page et Plant, sans qu’Atlantic n’ait pu en modifier la plus infime des parties ni du sens.
All that glitters is gold:
la pochette extérieure
Enfin entre les mains des fans, la pochette était rien moins que déconcertante. L’illustration principale, du recto mais aussi celle composée par la pochette entièrement déployée, était à ce point éloignée du groupe, du rock et plus largement de toute association d’idée immédiate qu’elle semblait interdire tout décryptage, qu’il soit favorable ou critique. Les créations de l’agence Hipgnosis étaient alors encore balbultiantes et, exception faite d’Atom Heart Mother et son illustration de pochette totalement gratuite, n’avaient pas encore irrigué l’imaginaire rock de leurs concepts souvent fumeux, publicitaires dans le sens le plus péjoratifs du terme et, en un mot, très souvent médiocres. C’est dire si la pochette de ce quatrième album se distinguait d’emblée par sa maturité et sa singularité.
Sur le recto, on découvrait un mur intérieur décrépi, recouvert d’un papier peint aux motifs floraux passablement préservés, décollé par endroits ; accroché à un clou fiché dans ce mur, un cadre très abîmé abritant une peinture à l’huile (ou sa reproduction) représentait un vieil homme à barbe blanche, veste de tweed et pantalon rapiécé, qu’on suppose être un portefaix paysan, ployé sous un impressionnant faix de fagots ou plutôt de branches, tant leur hauteur est importante, et prenant appui sur une branche faisant office de canne. Le tableau aurait été trouvé dans un magasin d’antiquités à Reading, dans le Berkshire, par Plant, qui se rendait à Headley Grange. Le design de la pochette étant attribué à Page et Plant, avec toutefois le concours de l’agence Graphreaks pour le “design (coordination)”, certains ont pu douter de l’authenticité de l’anecdote et avancent que c’est une création totale réalisée en agence. On ajoutera que le concept d’un cadre de peinture avait déjà été appliqué en 1969 sur l’album Liege & Lief de Fairport Convention, le groupe de… Sandy Denny, invitée exceptionnel, on le sait, sur "The Battle of Evermore"…
Ouverte, la pochette à double battant (la « gatefold sleeve ») dévoilait sur son verso, positionné à gauche, donc, une espèce d’arrière plan de la photo du recto : le mur se révélait être une ruine d’une maison en cours de démolition, séparée d’immeubles de banlieue (prolétaire, comme il se doit) aux briques rouges par une végétation encore florissante. Deux éléments verticaux imposaient leur forme menaçante : un arbre étique, sans feuille, comme carbonisé ; et, au loin, une immense tour, comme celles de nos HML, se dressant de toute sa laideur, comme un écho inversé au monolithe de Presence. Les fans hardcore localiseront bientôt l’endroit de la prise de la photographie : Salisbury Tower dans le district de Ladywood de Birmingham, soit la région de Plant (originaire du West Bromwich) et de Bonham (de Redditch). Dans une des mille et unes lectures alternatives que permet cette pochette, on le verra, polysémique, certains ont assuré que l’angle de vue est trompeur et que la tour est celle de Butterfield Court à Dudley. Le photographe Tim Harley-Easthope a même revisité les lieux 45 ans après pour mener sa propre enquête de terrain.
Les plus observateurs auront tôt fait de noter qu’en fait de pochette "anonyme", "sans aucun texte", un poster de l’organisation caritative Oxfam était visible sur la gauche, avec un slogan indéchiffrable en l’état mais reconstitué depuis par déduction : "Someone dies from hunger everyday". Page précisera que ce slogan, frappant ("on meurt de faim dans le monde") mais positif ("on combat la famine et on en sauve les victimes potentielles") était supposé être lisible mais que la qualité relativement médiocre du cliché a gâché l’effet attendu - ce qui aurait remis en question l’entièreté du concept d’anonymat, en passant.
L’originalité, sinon la finesse, de la création est en tous cas incontestable. Quelles que soient l’éducation ou la culture du fan s’essayant à la comprendre, les symboliques, essentiellement binaires, se bousculent ; mais autant, on le verra, la création artistique de la pochette intérieure ouvrait la porte à toutes les interprétations, jusqu’aux plus délirantes, autant cette pochette extérieure ne favorisera finalement que des symboliques cintrées, déclinaisons aux infimes variations d’une même thématique, celle de l’opposition traditionnelle entre le monde rural et le monde urbain, entre la Ville et la Campagne, lieux respectivement de perdition et d’innocence, nous apprennent des siècles de littérature.
Page avait déjà essayé d’illustrer cette dichotomie sur le troisième album, sans réussite, trahi qu’il fut par une création graphique "pop". Ainsi illustrée sur la pochette de ce quatrième album, pour rebattue qu’elle soit, la thématique laisse le champ, si l’on peut dire, à des glissements de sens qui l’empêche de verser dans l’image d’Épinal. La ville y reste synonyme de déchéance et (s’)incarne (dans) la civilisation, corruptrice comme on sait ; ses taudis empiètent sur la végétation et sa modernité consiste en une tour sinistre et inquiétante. En retour, la simplicité de la vie paysanne, au cœur de la nature, frappe par sa cohérence naturelle. À l’examen, pourtant, le tableau est moins idyllique qu'il n'y paraît : difficile d’y voir, sans mauvaise foi en tous cas, un exemple de mens sana in corpore sano, le paysan, courbé sous le poids de l’effort (peu sain), de son fardeau mais aussi des années, subissant la nature (et sa condition sociale) plus qu’autre chose. En bref, en fait de glorification de la vie rurale, la démonstration tourne un peu court.
Le groupe, et Page le premier, auront vite le loisir d’expliciter, par bribes, le(s) sens de cette pochette à la faveur des interviews données pour la sortie de l’album. L’authenticité de l’attrait de Plant et (dans une moindre mesure, en fait) de Page pour la campagne, attestée par leurs retraites à Bron-Yr-Aur, fut singulièrement acceptée sans broncher par une presse pourtant prompte à tisonner le bûcher érigé par ses soins depuis trois ans pour ce groupe de "millionnaires". Page notamment se fendra de quelques explications qui, si elles varient sensiblement (comme très souvent chez lui avec la presse) gardent une certaine homogénéité : il y voit une harmonie (du vieil homme) avec la Nature (une lecture marxiste prouverait sans doute le contraire) mais aussi un cycle naturel dans lequel "on prend à la nature et on rend à la terre". Il n’est pas dit que ce cycle soit cohérent ni naturel, et encore moins qu’une lecture prosaïque de la pochette illustre précisément cette logique, même à imaginer que les branches ramassées soient employées à faire du feu, et donc de la cendre mais nous n'insisterons pas. Au fil des interviews (et des années), une histoire est même suggérée : son cottage détruit, le paysan est condamné à être relogé dans des taudis (sans qu’on sache si le taudis en question est celui du mur du recto ou des barres d’immeubles du verso). Une autre symbolique sera encore avancée par un Page écolo avant l’heure en 1977 : l’harmonie mondiale se rééquilibre, il faut prendre soin de la terre, ne pas la violer ni la piller, etc. Bonham lui-même ira de son interprétation, synthétique à souhait - "ça signifie que je préfère vivre dans une vieille maison que dans une barre d’immeubles" - qui paraît bien suffisante.
Ces symboliques croisées, ponctuellement contradictoires, gardent bon an mal an une cohérence d’ensemble et ont sans doute contribué à sa lecture globalement prosaïque, en opposition à celle de la pochette intérieure qui prête à - et bascule vite dans - le mysticisme et, partant, le conspirationnisme (et à peu près tous les "-ismes" possibles). Non que cette pochette extérieure y ait échappé tout à fait : pour certains exégètes plus ou moins illuminés, le tableau déniché par Plant, une œuvre du XIXe siècle, représente ‘Old George’ Pickingill, un magicien (sic) païen, influence de Gerald Gardner, le fondateur de Wicca et initia un certain Aleister Crowley dont on sait, depuis le troisième album, combien Page était sensible à la sulfureuse et délétère philosophie. (En novembre 2023, la découverte par Brian Edwards, en collaboration avec le Regional History Centre de l'University of the West of England, au sein d'un recueil de photographies intitulé "Reminiscences Of A Visit To Shaftesbury. Whitsuntide 1892. A Present To Auntie From Ernest." rassemblant des clichés d'architecture, d'ouvriers et de scènes de rue, d'une photographie originale colorée, d'époque victorienne tardive, permit d'identifier, outre son auteur, Ernest Howard Farmer (1856-1944) de la School of Photography de l'University of Westminster, son sujet, “The Wiltshire Thatcher”, et son mystérieux protagoniste, un chaumier veuf, du nom de Lot Long (1823-1893), qui vivait dans un petit cottage de Shaftesbury Road, Mere.) L’occulte n’étant jamais loin (et encore moins pour les personnes y étant sensibles qui, non sans une cruelle ironie, le voient partout), il a aussi été avancé que l’image était, là encore, une création de toutes pièces et qu’elle reprend un personnage du Tarot ("the Ten of Wands") dont on s’épargnera de lister les vertus ; on le sait, quand il s’agit de trouver un sens caché coïncidant avec ses propres motivations, les résultats sont rarement ingrats. On s’en tiendra donc là, en rappelant qu’il s’agit peut-être simplement, en manière de tableau occulte, d’un simple croûte représentant un paysan imaginé ou oublié de longue date. Page quant à lui, après s’être prêté un temps au jeu de la glose, confiera que l’illustration était moins une profession de foi, quelle qu’elle soit, qu’un support à apprécier, à savourer, en son for intérieur.
Sourdement spectaculaire, cette pochette extérieure aurait suffi à assurer, gageons-le, une notoriété pérenne au groupe.
Mais il y avait davantage.
La pochette surprise
La démarche conceptuelle de Page et Plant ne se limitaient pas à la pochette extérieure mais s’étendait au contraire sur le support en son entier : la pochette intérieure (ou "dust jacket", celle qui protège le vinyle lui-même) et l’étiquette de ce vinyle.
Dépliée et tournée d’un quart de tour, la pochette laissait voir en son intérieur une illustration, au fusain, saisissante qui convoquaient d’emblée toutes les interprétations immanquablement placées sous le signe de l’ésotérisme, voire de l’occulte, et même du satanisme, selon les sensibilités, et la santé mentale, de chacun.
Intitulée "View in half or varying light", mais référencée ici comme "The Hermit" et due à Barrington Colby (au nom parfois écorché), un ami de Page décédé en 2014, l’illustration double-pan figurait, sur un fond sombre, un ermite à la barbe blanche, vêtu d’une tunique à capuche, tenant à hauteur de visage une lanterne éclairée en son intérieur par une étoile, juché au sommet d’un mont pierreux surplombant une ville ceinte de murs. En contrebas, un personnage non identifié, croqué plus grossièrement, non sans une dimension comique involontaire, semble se lancer dans l’escalade qu’on suppose malaisée du mont et/ou attend, bras ouverts, la sapience déversée par l’ermite. La scène ainsi posée, l’ermite semble illuminer et surveiller avec bienveillance l’ascension d’un discipline, tout en contemplant peut-être la possible redistribution de sa sagesse dans une vallée plongée dans l’obscurité. Reprise dans le film-concert The Song Remains The Same et filmée près de Boleskine les 10 et 11 décembre 1973, la scène verra sa cohérence fortement altérée, Page brouillant les pistes en jouant à la fois le rôle du disciple et de l’ermite, une séquence psychédélique s'animant sur son visage sur fond d’archet lovecraftien tiré de "Dazed and Confused" ajoutant, précisément, à la confusion.
On ne s’abîmera pas dans les infinies gloses qu’un tel dessin, sombre, symbolique, religieux, occulte a pu - et continue de - susciter. Là encore, quelles que soient les interprétations (sans doute elles aussi infinies) qu’on y attache, c’est le Tarot qui s’invite et notamment la 9e lame du livre de Thot, et plus précisément celle tirée du Rider (Waite) Pack, publié par A.E. Waite dans son "The Pictorial Key to the Tarot" (1910). Dans cet arcane, la lanterne est symbole évident de sapience et de vérité, phare qui éclaire le passé (autre nom de l’expérience, selon la philosophie chinoise), le présent et, pour faire bonne mesure, l’avenir. Dans une (énième !) symbolique du renoncement, de renonciation aussi peut-être, la carte est censée évoquer la prudence, la patience, la sagesse, thèmes dont on conviendra qu’ils sont suffisamment génériques pour englober toute expérience et, selon un principe astrologique éprouvé, satisfaire tous et toutes sans bousculer personne.
Naturellement, les fans ne pouvaient se satisfaire d’un tel arsenal symbolique, trop exigu pour contenir leurs passions. Les gloses débondèrent à loisir et continuent à ce jour dans un symbolisme confus qui mêle au forceps ésotérisme, occultisme et satanisme, pourtant, faut-il le rappeler, non nécessairement liés. Des cornes diaboliques ne semblent-elles pas tendre la capuche de l’ermite ? Si l’on colle cette illustration contre un miroir, à angle droit, ne voit-on pas se dessiner une espèce de chien noir méphistophélien, pour ne pas dire un black dog ? (Et peu importe qu’il ressemble aussi à un bovin). S’il serait fastidieux - et nécessairement lacunaire - de tenter de recenser toutes les interprétations de cette illustration, il est à noter que le glissement vers le satanisme supposé de Page - Plant a toujours été trop hippie pour le suivre, si tant est qu’il en ait eu l’inclination - suit en tous cas une déclivité plus accusée à partir de ce quatrième album et son illustration intérieure avant de verser dans la chute libre avec la collaboration avec Kenneth Anger, les sens cachés des bandes prétendument inversées de "Stairway to Heaven" et les diverses tragédies qui s’abattront sur le groupe à partir de la moitié des années soixante-dix jusqu’à la navrante dissolution finale.
On peut plus raisonnablement, sans doute, s’entendre sur une lecture, non exclusive des autres, où l’ermite incarnerait Led Zeppelin lui-même éduquant les masses artistiquement, voire davantage - sans qu’il soit interdit de penser que c’est Page seul qui se cache sous la figure de l’ermite. On n’est, au final, pas si loin de la symbolique cock-rock du panthéon de Led Zeppelin II ; on peut par ailleurs voir une redite de ce symbolisme de l’initiation dans la pochette de Houses of the Holy où c’est une armée d’enfants qui gravit un mont (la fameuse chaussée des Géants nord-irlandaise). La modestie n’est, à l'évidence, pas constitutive du concept artistique de ce quatrième album.
Mais il y avait davantage encore.
Une pochette intérieure ("dust jacket") enveloppait donc, sans originalité, le disque. D’une couleur évoquant celle d’un parchemin (moyenâgeux ?), elle proposait pour la première fois dans l’histoire du groupe des paroles imprimées sur ce qui est sans doute supposé en être le recto. Ces paroles étaient celles de "Stairway to Heaven" qui, ainsi mis en valeur, trahissait les espoirs du groupe en la destinée de son magum opus, aussi bien musicalement que lyriquement (ce qui n’était pas le fort de Plant jusqu’ici) et, en tous cas, sa fierté.
Dans le coin inférieur gauche, une autre illustration, évoquant une estampe médiévale, représentait un homme coiffé d’un chapeau tenant un livre orné de caractères évidemment occultes. Astrologue anglais de la Renaissance, le Dr. John Dee est, si l’on en croit certains, le lecteur ici représenté dans cette vignette qu’on jurerait extraite d’un grimoire. Elle ajoutait en tout état de cause au mysticisme ambiant et appuyait l’imaginaire médiéval diffus ambiant, ouvrant ainsi tout un pan à l’imaginaire hard / heavy, complémentaire à celui du satanisme "Hammer" de Black Sabbath.
Autre point remarquable : la police de caractères utilisée pour retranscrire les paroles de Stairway to Heaven, autre trouvaille de l’esthète Page qu’il demanda à un studio de retravailler à partir d’un alphabet déniché dans un vieux magazine d’arts-déco de la fin du XIXe siècle, Studio.
Sur le verso, on retrouvait (enfin !), dans la même police si caractéristique, des informations concernant ce disque, sous une forme toutefois dépouillée : titres des chansons, sans durée, mention des lieux d’enregistrement (et de mixage) soit Headley Grange dans l’Hampshire, Island Studios à Londres et Sunset Sounds à Los Angeles, California, l’auteur de l’illustration "The Hermit", l’agence de création et les producteurs Page et Grant (producteur exécutif). Un grand absent : le nom du groupe.
Mais le plus marquant, même après cette fête des symbolismes, appelé à le rester sans doute indéfiniment, ce sont les quatre mystérieux symboles qui surplombaient, ainsi qu’une têtière, ce verso. Précisons d’emblée que, fait patent tout autant que souvent négligé, il y a en fait un cinquième symbole, celui de Sandy Denny, invitée exceptionnelle - car seul(e) du genre dans toute la discographie du Dirigeable - sur "The Battle of Evermore" et dont le symbole, trois triangles équilatéraux, placé en regard du titre concerné, rappelle astucieusement celui d’une astérisque, celle-ci renvoyant plus bas à son nom.
Les quatre symboles principaux étaient déconcertants, puissants, intrigants. Au risque de la redite, le concept de l’album n’aurait reposé que sur ces quatre seuls petits dessins, la mystique Led Zeppelin était assurée.
Page confia que son souhait initial était de ne faire qu’un unique symbole, dans une approche totémique (phallique ?) qui accompagnera la discographie du groupe, de ses trois premiers albums au monolithe kubrickien de Presence. La tentation facile de la numérologie aura raison de cette approche : c’est le quatrième album, le groupe est composé de quatre membres, chacun choisira son symbole qui seront donc au nombre de quatre. Jamais à court de mythomanie, Page ajoutera qu’il a conçu le sien lui-même - une entorse à la vérité, disons - car on ne se distingue jamais assez, même de ses camarades, n’est-ce pas. N’importe : pour l’auditeur, la correspondance avec les musiciens, dont les noms n’étaient eux non plus pas mentionnés, semblait évidente, même si bien malin celui qui, dans les premières semaines, et avant de retrouver les symboles sur scène à côté des concernés, pouvait les attribuer respectivement à Page, Plant, Jones et Bonham.
On comprit, au gré des interviews, qu’en fait de "symboles", il s’agissait de runes (celtes) et même de "sigils", soit de signatures cabalistiques ayant fonction (et valeur) de sceau. En clair, chacun des membres du groupe se retrouvait avec son propre avatar, sinon son propre logo - une approche peu viable, à long terme en tous cas, et finalement vite abandonnée par les intéressés, même si Page et Jones y recourent encore aujourd’hui en solo : rien de plus efficace, en effet, pour brouiller (et atténuer la puissance d’) un logo que la présence contigue de trois autres, qui plus est au sein d’un même groupe.
Si on a parlé, plus ou moins incorrectement, de "runes", c’est aussi que cela assurait la liaison entre deux univers dont on oublie souvent qu’ils étaient, sur le papier, peu conciliables : l’intérêt pour l’occulte de Page (dont on ne saura jamais l’intensité ni l’authenticité) et la passion médiévale, anglo-saxonne, nourrie de Tolkien, de Plant, et notamment pour les Vikings, surtout après la virée du groupe en Islande. Ce syncrétisme des deux leaders de Led Zeppelin ne fonctionne en effet que si on ne s’y attarde pas trop.
Pour ce qui est de Page, son symbole est donc, si on l'en croit, sa propre création ce qui, comme souvent chez le guitariste, tient de la fabulation éhontée, le signe apparaissant dans un grimoire du XIXe siècle, Le Dragon Rouge, voire bien avant, en 1557 sous la plume d'un astrologue et mathématicien français, Jérôme Cardan - toutes théories, il va s'en dire, sujettes à caution mais qui laissent à penser que, d'une manière ou d'une autre, le symbole de Page existait avant 1971. Il est en tous cas le premier de la série des quatre symboles de cette pochette de protection (pour peu qu’on s’en tienne à une lecture à l’occidentale), le plus large et le plus imposant, le plus complexe aussi. L’influence en est très probablement à chercher du côté d’un certain Austin Osman Spare. On s’en voudrait de donner trop d’importance à l’occulte, et encore moins au charlatanisme ici, mais en deux mots, Spare, peintre et musicien versé dans l’occulte, dépositaire de sa propre "magie du chaos" (sic) recourrait lui aussi à des sigils, sur le modèle des hiéroglyphes égyptiens et avait même assemblé son propre alphabet sous la forme de monogrammes. Le lien ? Page était, on s’en doute, fan de Spare et collectionneur de ses artefacts, et notamment de son grimoire The Book of Pleasure où est développée une philosophie magique (sic again) appelée le Zos Kia Cultus : de Zos à "Zoso", il n’y a qu’un pas, ou en tous cas une lettre... même s’il ne s’agit pas d’un mot.
Le signe de Page, s'il évoque en effet l’acronyme "Zoso", est en tous cas bel et bien un signe et non un mot et en ce sens, n’a pas à être prononcé, ce qui, Page s’en désole dès la fin 1971, est malheureusement pourtant le plus souvent le cas. Là encore, beaucoup d’explications, parfois contradictoires, de l’intéressé, beaucoup d’interprétations : on est censé y lire "Thursday" soit le jour de Thor (dont le marteau, fameux, renvoie sans doute au hammer of the gods de "Immigrant Song") mais aussi - qui peut le plus peut le moins - aussi Jupiter, le "t" de la queue du symbole et le "z" de l'éclair (pour les associer improprement à des lettres) évoquant respectivement le marteau de Thor et l’éclair de Jupiter. A aussi été suggérée une représentation de Saturne et, partant, une série infinies de correspondances astrologiques avec le signe même de Page. La brouette à symboles décharge depuis en continu : symbole alchimiste, mercurien, sataniste, rosicrucien, franc)maçon, théosophique, égyptien... La postérité du sigil sera en tous cas incontestable, à tel point que l’album même prendra le nom, chez beaucoup et aujourd’hui encore, de "Zoso" (prononcé, oui).
Plant, dont les confidences tongue-in-cheek sont proverbiales, a un jour raconté que Page l’avait pris à part pour lui confier, à la condition de ne le faire qu'une seule et unique fois, le secret de son signe : malheureusement, il n'en a plus aucun souvenir... Page n'a, en tout état de cause, jamais renié ce symbole qui s'est retrouvé pendant une période sur ses pantalons, sur un pull (d'une laideur sans nom) tricoté par un fan, sur un de ses amplis Marshall et jusqu'au titre de son autobiographie, Zoso, le rendant, si l’on s’en tient à sa logique, donc tout à fait imprononçable.
Plant, quant à lui, expliqua que le choix, par chacun des membres du groupe, de son symbole touchait à la "métaphysique" et représentait un état d’esprit, une opinion, une croyance forte. Fort de cette analyse, il opta pour une plume insérée dans un cercle, s’inspirant d'une symbolique sacrée de la civilisation Mu, disparue il y a 15000 ans, et dont les liens avec, pêle-mêle, Atlantis, l'île de Pâques et la Lémurie sont, nous dit-on, avérés. Le livre fondateur à l'origine de ce mythe est celui du colonel James Churchward, The Sacred Symbols of Mu, où Plant est allé dénicher son symbole. On a pu ainsi mentionner la plume de Ma’at, la déesse égyptienne de la justice et de l'équité, qui s'en servait comme tare pour la pesée des cœurs - un rituel symbolique sis dans la salle de la Vérité où l'on pénétrait précédé de Anubis dont, rappelons-le, la tête était celle d'un chien noir, pour ne pas dire d'un black dog. Plus prosaïquement, la plume est associée à l'écriture, et s'imposait naturellement pour le parolier du groupe.
Le choix se fit rapidement pour Jones et Bonham… et même de manière un peu expéditive : Page leur prêta un manuel pour graphistes, The Book of Signs, dû à Rudoph Koch un designer allemand spécialisé dans les typographies. Jones ne cacha d'ailleurs pas son dépit, en découvrant que Page et Plant avaient, eux, déjà choisi leur propre signe : "Typical…", commentera-t-il, un brin amer. Il y puisa de mauvaise grâce son symbole dont les trois ovales recouverts d’un cercle sont censés évoquer la complexité (à commencer par celle nécessaire à la reproduction parfaite à main levée du symbole), la confiance et la compétence. Si on a pu en retrouver la trace de cette triquetra sur la couverture d’un livre sur les Rose-croix, son imaginaire n'a pas excédé celui de cette première explication, sauf à prendre en considération une théorie selon laquelle le symbole de Jones peut être utilisé comme un pentagramme (voire un octogramme) pour chasser les mauvais esprits (et non les convoquer). Le fait que Jones, épargné par la coke et l’héroïne mais aussi par les accidents et la mort qui touchèrent, de près ou de loin, les trois autres membres du groupe, est une preuve, assurent certains, de l'efficacité de son signe. Plus fondamentalement, nous semble-t-il, son signe est proche de celui de Bonham, la complexité en plus. Il apparaît sur la pochette du premier album solo du bassiste, Zooma (1999), sans que rien n'indique s'il s'agit d'une pure astuce marketing et/ou d'une volonté intime du bassiste.
Bonham, pour finir : trois cercles entrecroisés, tirés là encore de livre de Koch, associés à une trinité (qui est aussi une unité), qu'elle soit celle de l'homme/la femme/l'enfant, du père, du fils et du Saint-Esprit, d'Osiris, Isis et Horus ou d'autres encore (on échappe de peu au salade-tomates-oignons). Une blague de Plant, à la faveur d’une étape à Pittsburgh, a depuis fourni l’interprétation la plus convaincante de cet entrelacs aux faux airs d'anneaux borroméens (à moins que ce soit un triolet de vesica piscis ?) : ce sont aussi les cercles du logo de la bière US Ballantine, particulièrement appréciée de Bonham (qui ne devait pas en détester beaucoup). Le choix fut en tous cas immédiat pour Bonzo qui y a peut-être vu les ronds laissés sur la table par les pintes engloutis au pub... En tout état de cause, des quatre Anglais, il semble être celui qui s'est le plus durablement approprié son symbole, celui-ci trônant pour ainsi en majesté sur la grosse caisse de sa Ludwig.
Dans une ultime symbolique, on remarqua enfin que les deux symboles de Page et Plant, placés aux extrémités, entouraient et protégeaient ceux de Jones et Bonham. On les retrouvait, au surplus, sur l'étiquette du disque lui-même, en lieu et place du nom du groupe, toujours absent, où, effet supplémentaire, elles semblaient s'animer d'une mystérieuse force quand le disque tournait. Un disque qui d'ailleurs contenait dans sa marge interne quelques mentions à l'ésotérisme bien involontaires, comme "Pecko Duck" et "Porky", en référence à George Peckham, de la société Porky’s Disc Cutting Service qui grave les masters.
Les médias désemparés
Le disque sorti, son destin exceptionnel acquis en quelques jours, Page jubilait : son hénaurme manipulation avait payé, dans tous les sens du terme.
Les disquaires n'étaient, eux, pas à la fête. Comment vend-on un album sans titre ? Il faut bien imaginer la réaction consternée de ces disquaires à la réception de cet objet anonyme dont ils devaient extirper le disque pour s’assurer du nom du groupe… Même l'étiquette du disque ne fournissait aucun renseignement !
Perdue, Atlantic, comprenant qu’il y avait une carte à jouer, tente de dévoyer ces signes vers leur finalité, celle de logos individuels. Des publicités sont donc insérées dans la presse avec, pour chaque symbole, une correspondance suggérée, totalement incohérente, avec l'un des trois albums précédents de Led Zeppelin à quoi on ajoute le logo d'Atlantic pour coïncider au moins numériquement avec les quatre signes. Le résultat est évidemment bancal et dépouille avec efficacité la sortie de l'album de toute sa mystique.
Atlantic envoie également la charte de l'album (et notamment sa police et les symboles) à la presse pour que le titre de l’album "sans titre" puisse être reproduit dans les critiques mais aussi dans les classements mais peu se plièrent à cette discipline.
Page fanfaronne : sa "ruse" (selon ses propres mots) n'avait qu'un objectif, pleinement atteint, jeter les médias dans le chaos le plus complet. Les titres officieux se bousculèrent bientôt : Led Zeppelin IV, IV, Zoso, The Runes, The Runes Album, The Fourth Album, Four Symbols (un temps adopté par Led Zeppelin), The New Led Zeppelin - et donc, Untitled, qui fait souvent référence.
En janvier 2010, la pochette du quatrième album de Led Zeppelin figurait parmi les dix retenues par le Royal Mail pour une série de timbres intitulée "Classic Album Cover". Page a souri, dit-on.