"A bloody wedding song" : l’exaspération de Plant à l’endroit du titre sans doute le plus populaire de Led Zeppelin est bien compréhensible. Comme "Hotel California", "Smoke on the Water", "Freebird", "(I Can’t Get No) Satisfaction", "Bohemian Rhapsody" et quelques rares autres, "Stairway to Heaven" est le titre totémique de son groupe, celui dont l’ombre portée enténèbre le reste de sa discographie, celui aussi qui, écrasé par son propre culte, devient insupportable, inaudible, aussi bien pour ses auditeurs de longue date que, fatalement, pour ses interprètes originaux. Face à cet archétype de la "ballade hard", symboliquement charpenté comme une montée graduelle vers le ciel, enclos au sein d’un album exsudant une mystique diffuse, la tentation a toujours été grande, pour critiques comme pour fans, en résonance avec l’ambition de la composition, de sacrifier à une glose logorrhéique, de recourir systématiquement aux superlatifs, de convoquer à chaque fois de nouvelles correspondances - en somme, d’émuler la somptuosité souveraine du titre à coup d’analyses symphoniques.
Adulé, vilipendé, tenu tour à tour pour novateur, ringard, puissant et profond, creux et ampoulé, incompris, surévalué, intemporel : "Stairway to Heaven" connaît le sort traditionnel des chefs-d’œuvre classiques, qu’ils soient musicaux, littéraires ou picturaux. Descendre ce classique de son piédestal, le dépoussiérer, le dépouiller de sa gangue institutionnelle, taire toute grandiloquence en restant mesuré et (autant que possible) factuel, est sans doute le seul hommage encore possible à sa splendeur immaculée, assourdie par cinquante ans d’écoutes.
"Stairway to Heaven" : l'œuvre
Le titre, dans sa dernière version remasterisée :
Your head is humming and it won’t go :
l’œuvre au noir
Au tout début de l’année 1970, Page et Grant tirent le bilan de longs mois intenses sur la route : "Dazed and Confused", le titre central des prestations scéniques du groupe qui, étiré à l’envi et brassé d’ambiances psychédéliques et cinématographiques, a pris une épaisseur proprement épique, doit maintenant trouver son successeur. "Whole Lotta Love", tiré de Led Zeppelin II, pouvait raisonnablement y prétendre mais, en se faisant insensiblement le véhicule de séquences plus ou moins improvisées, clins d’œil aux standards du rock et du blues ("Boogie Chillen" de John Lee Hooker), participait du rituel zeppelinien sans doute un peu trop académiquement.
"Stairway to Heaven", Page en décide tôt, sera ce nouveau rite. Sa genèse, on le devine, n’échappe pas aux traditionnelles réécritures flatteuses de la geste zeppelinienne dont Page se fait le héraut, au prix de contradictions flagrantes qui rendent impossible, cinquante ans plus tard, d’en retracer infailliblement les étapes. Il semble toutefois acquis que Page a commencé tôt en 1970, sur sa péniche à Pangbourne, à composer et enregistrer sur son huit-pistes New Vista de Pye Records des sections autonomes, sans volonté encore de les rassembler au sein d’une unique composition, pour les présenter ensuite au reste du groupe selon un processus créatif déjà bien rôdé. En avril, le concept d’une composition "à étages", allant crescendo, était arrêté, à tel point que Page s’en ouvrait déjà aux journalistes, évoquant une composition d’une quinzaine de minutes, marquée notamment par une collaboration entre guitare acoustique et orgue, une entrée tardive de Bonham, et un final électrique atteint degré par degré.
En octobre, Led Zeppelin III tout juste sorti, Page et Plant se réfugient à nouveau dans le cottage de Bron-yr-Aur, au Pays de Galles. C’est ici, au coin de la cheminée, que, selon le guitariste, l’ambition de la composition aurait été pleinement embrassée, aussi bien en termes d’agencement que de thématiques. Ce contexte de création champêtre, toujours un peu fantasmé, a toutefois perdu de sa superbe des décennies plus tard lorsque Page et Plant furent amenés, sous serment, à relater précisément la chronologie de composition du titre, lors du procès pour plagiat qui leur fut intenté. Chacun confirma alors que la composition, conçue seul par Page des mois durant, n’avait été présentée au reste du groupe qu’une fois les quatre Anglais installés à Headley Grange. Bonham lui-même, dans une interview de l’époque, évoque, en manière de démo, "une ébauche grossière", sans qu’on sache s’il se réfère à une courte session aux studios Island où le titre fit l’objet d’une première répétition très informelle ou au travail collectif réalisé ensuite à Headley Grange.
Si l’on s’en tient donc aux seules sessions de Headley Grange, une première étape semble avoir tout d’abord consisté, pour Page et Jones seulement, à "faire tourner" les sections composées par le guitariste tout au long de cette année 1970, suivant une "routine" (le mot est de Page) éprouvée à laquelle les deux musiciens sacrifiaient souvent en tout début de sessions. Bonham aurait été sollicité dans un second temps, Plant composant pour sa part les paroles au débotté, à son habitude, dans une atmosphère enfumée, évoquant d’ailleurs au chanteur, pour l’anecdote, le groupe… Hawkwind. Une version encore autre voudrait que Page et Plant aient travaillé les premières bribes du titre à deux, Jones et Bonham sortis, en goguette, au Speakeasy de Londres (preuve que la réclusion monacale des quatre Anglais à Headley Grange souffrait d’exceptions). Page a en tous cas fait part de son admiration pour le travail de Plant qui composa spontanément "entre 75 et 80%" (sic) des paroles sur-le-champ ; le chanteur lui-même renchérira sur la facilité, peu habituelle, avec laquelle il avait pu assembler l’essentiel des paroles. Aucune démo n’ayant été identifiée par Andy Johns à l’arrivée de Page à Headley Grange, la structure en escalier de la composition y aurait donc été développée et bouclée, y compris l’entrée de la batterie particulièrement retorse à caler si l’on en croit Page. Le titre de travail de la composition a, enfin, été très récemment révélé par Jones : "Cow And Gate", en référence à la ferme que Plant venait d’acquérir.
And if you listen very hard :
le creuset du studio
L’ambition de la composition, opiniâtrement revendiquée par Page, s’inscrivait dans l’épanouissement insoupçonné de ce dernier, ces derniers mois, en tant que compositeur. L’autorité du groupe, le charisme conjugué de ses deux leaders, la retentissement des titres mêmes, les fondations blues apparentes, tout ferait presque oublier alors que les compositions de Page progressaient en qualité, avec une plus grande richesse acoustique encore ("Thank You", "Ramble On") mais aussi, déjà, des univers infinis déclenchés par des riffs élémentaires ("Whole Lotta Love", "Immigrant Song"). Sur ce quatrième album, qui, avec ou sans le soutien de Jones et Bonham, est aussi celui d’une première maturité créative de Page, il franchit une nouvelle étape, dont "Stairway to Heaven" est l’acmé. Qu’on songe qu’à sa suite seront composés "The Song Remains the Same", "The Rain Song", "No Quarter", "Kashmir", "Ten Years Gone" et "Achilles Last Stand" et on mesure toute la portée de "Stairway to Heaven" dans l’évolution de Page en tant que compositeur.
Page s’en épanchait du reste alors à la presse, confirmant cette renaissance artistique, lui qui, des années durant, la décennie précédente, fut "exécutant" sous sa casquette de (brillant) musicien de studio : il s’estimait dorénavant bel et bien compositeur, avec la guitare pour vecteur - ou plutôt, les guitares, orchestrées "comme une armée", selon l’heureuse formule sienne. De "Stairway to Heaven", dont il pressentit vite (avant même que le titre n’atteigne son étourdissante popularité) qu’il était son magnum opus, il dira ainsi qu’il cristallise l’essence du groupe et incarne l’objectif de tout musicien : composer "quelque chose" d’une qualité pérenne. Sa satisfaction lui semblait, pour la petite histoire, alors comparable à celle, présumée par lui, de… Pete Townshend quand il a conçu Tommy.
Il s’agissait toutefois d’avoir les moyens de ses ambitions. La construction graduelle du titre exigeait en effet un travail en studio plus précis, plus qualitatif que celui que le Rolling Stone Mobile garé devant Headley Grange ne pouvait fournir. En janvier, le groupe rejoint donc le Island Basing Street Studio One, flanqué de 5 ou 6 assistants, dont, le jour de l’enregistrement de "Stairway to Heaven", le jeune Richard Digby Smith, à qui l’on doit des témoignages de première main (sans plus d’assurance sur leur authenticité)..
La session d’enregistrement est très courte. "Stairway to Heaven" s’ouvre sur des arpèges magnifiques que, tout sarcasme bu, on a l’impression de découvrir pour la première fois et d’avoir entendu mille autres fois auparavant. Page y brille par la délicatesse avec laquelle il en égrène les notes, à la trame pourtant commune, sur son Harmony Sovereign H1260, les entrecoupant de subtiles respirations. Échappant au kitsch médiéval bouche-trou ("Greensleeves" du Jeff Beck Group), la séquence d’arpèges y replongera de plus belle, les années passant, quand, usée jusqu’à la corde (pour ainsi dire), elle se fera cliché de l’introduction de ballade (hard) rock : interdiction de la jouer pour tester une guitare dans les magasins de musique (anecdote fameuse reprise dans le film Wayne’s World), reprises en genres improbables (soul, reggae, etc), parodies plus ou moins bienveillantes - et, surtout, une détestation collective d’une intensité que même les arpèges du "Still Loving You" de Scorpions n’ont pu égaler. Pour l’heure, dans la grande pièce borgne des Island Studios, ceint de quatre énormes baffles oranges, Page distille une ambiance élisabéthaine exquise et raffinée dont le rock anglais semble friand ("Greensleeves", "Lady Jane" des Rolling Stones), bientôt enrichi d’une rythmique sur sa Fender Electric XII Sunburst, enregistrée par Johns directement dans la console pour en accuser la qualité carillonnante. Jones, au clavier Hohner, est à sa droite, Bonham sur le qui-vive, prêt à s’insérer. Les flûtes de l’introduction (bariton, tenor, soprano), confirmées par Johns qui réfute le mythe tenace d’un mellotron, seront enregistrées plus tard. La légende veut que deux prises, à un niveau sonore assourdissant ("hooligan level" selon Johns), aient été seulement nécessaires : une première jugée parfaite par Bonzo (qui enfila aussi sec son manteau pour se rendre au pub) mais que Page, insatisfait, exigea de faire suivre d’une seconde, définitive celle-là, dont le batteur dut admettre qu’elle était effectivement supérieure. Ce scénario supposerait donc que l’entrée de la batterie, qui a posé de longs soucis de calage au groupe, ait été répétée longuement à Headley pour être parfaite le jour de l’enregistrement.
Porté par cette entrée en fanfare de la batterie à 4:18 (soit à mi-chemin de l’ascension), le solo de Page, entré dans la légende, est, sans hyperbole de fan obtus, d’une perfection confondante, aussi bien dans sa tonalité, que dans sa construction, que dans ses phrases, y compris les plus modestes en apparence : on trouvera sans difficulté, dans le gigantesque corpus rock, plus expressif, plus technique, plus long, plus efficace, plus subtil, plus complexe mais un tel état de grâce est unique. C’est aussi, bien sûr, qu’un solo ne s’estime pas en soi mais enté dans l’écrin de la composition. Le petit écosystème rock du "solo de guitare" autorise, on le sait, toutes les combinaisons logiques - un excellent solo dans une piètre composition, l’inverse, un solo qui est la composition, etc. - mais on touche à l’absolu quand tout simplement, comme le dira Jones, "tout tombe en place parfaitement".
On l’imagine, Page a eu à cœur d’en retracer la captation selon ses préceptes habituels, tout au service de la mythologie zeppelinienne : un mélange de spontanéité, de don, de transmission (au mieux surnaturelle, jamais religieuse) alliant immanence et transcendance. Pour toutes fondations, le guitariste avouera s’en être tenu à quelques passages pêle-mêle, dont l’accroche initiale, préparés avant sa venue en studio et, sur cette armature lacunaire, cigarette aux lèvres, avoir joué trois prises à l’instinct, sur le mode du "courant de conscience", comme il le dira plus tard. Celles-ci ont été enregistrées à la toute fin des sessions, ainsi que Page le faisait alors systématiquement (sauf à ce que le solo soit, fait rare chez Led Zeppelin, enregistré en live avec le reste du groupe). Johns se souvient plus prosaïquement que Page, toujours extrêmement nerveux en studio, se sentait "parano", butait sur la finalisation des solo avant l’issue heureuse atteinte après... sept ou huit tentatives infructueuses. Phil Brown, ingénieurs-son présent sur les sessions, dresse un tableau beaucoup moins glorieux : essais sur plusieurs jours, erreurs, fausses notes, corrections postérieures, etc. Page écarte en tout cas rapidement la Gibson, dont le sustain riche et le feedback grossier jurent avec la finesse de la composition, reprend sa vénérable Telecaster 1958, branchée dans un Supro, non sans se féliciter ultérieurement de ce choix attestant de la versatilité sonore de l’album.
Un peu plus de huit minutes éternelles ou presque sont ainsi gravées, menant du folk-rock le plus délicat au hard rock le plus tonitruant, avec même, par touches, ce qui s’apparente à du rock progressif. La montée des degrés célestes semble, pour l’auditeur, sans effort apparent, même après l’arrivée de la batterie, toujours aussi inventive, et, littéralement, couler de source, si l’on peut caractériser ainsi une telle assomption (qui ferait sans doute de l’escalier un escalator, une comparaison sacrilège que l’on ne s’autorisera évidemment pas).
Si la liaison entre les différentes sections semble transparente, c’est, outre l’élégance harmonique et rythmique des transitions, que Plant en assure la cohérence par son chant exceptionnel qui accompagne - et même, porte - toutes les variations d’ambiance, du phrasé gracieux de l’introduction aux aigus perçants du final. C’est aussi le chanteur qui clôt a cappella le titre - et on sait combien aucune symbolique n’est anodine, musicalement, chez Led Zeppelin.
"Stairway to Heaven" en boîte, Page ne fera dès lors jamais mystère de son immense fierté pour ce qui restera, invariablement et de loin, sa composition préférée dans le répertoire zeppelinien. Contrairement à Plant, jamais il ne l’a reniée et continue à y entendre le pinacle du génie zeppelinien - un génie collégial, précise-t-il, pas celui d’un solo spécifique ni d’une partie de batterie en particulier. Jones, sensible des décennies plus tard à son mariage de tonalités jazzy et d’ambiances hard, abondera dans son sens, concédant toutefois que le titre est un peu "gnan gnan"… Un motif tout particulier de satisfaction, punk et iconoclaste, pour Page était la construction étagée de sa composition couplée à l’accélération de tempo à chaque degré qui battait en brèche, jubile-t-il encore, tous les dogmes classiques en vigueur. Si, de "Hotel California" à "Free Bird", l’audacieuse structure fera effectivement date, elle est toutefois précédée de celle du "Child in Time" de Deep Purple qui, dès décembre 1969, proposait, certes plus radicalement, un agencement "disruptif". Le psychédélisme et le rock progressif, en plein essor, avaient également largement pavé le chemin d'une telle effronterie. La réussite artistique semblait en tout état de cause si totale et définitive à Page à l’époque qu’il avouait alors, dans un rare moment de vulnérabilité et/ou de buzz marketing, qu’il n’était pas sûr de ne pas avoir tout dit, en tant que compositeur, avec "Stairway to Heaven". C’est aussi, et surtout, à une respectabilité qui leur a été longtemps contestée que le groupe atteint enfin, après les critiques fielleuses de Led Zeppelin III.
… Après "Stairway to Heaven", le déluge ? Si Page s’est toujours refusé à comparer frontalement son intouchable composition, il aurait toutefois mentionné "In The Light" sur Physical Graffiti comme une suite du fameux titre. Sorti de l’habitacle du Dirigeable, c’est "Both Sides Now" de Joni Mitchell qui lui semble témoigner de la même excellence artistique que sa propre composition.
There’s a sign on the wall :
les délires herméneutiques
La seule grâce du chant et des instruments auraient sans doute suffi à assurer son impérissable renommée à "Stairway to Heaven", quelles qu’en fussent les paroles et le sujet. Les paroles composées par Plant, exceptionnellement soignées, énigmatiques et (donc) chargées en symboliques, l’installèrent irréversiblement au sommet de l’œuvre magnétique du groupe mais aussi, à la satisfaction de Page, hors du champ des comparaisons avec le (hard) rock concurrent, immédiatement frappé de vulgarité. En retour, l’ésotérisme des paroles hermétiques, mais jamais absconses, de Plant composa une fête sans fin de la polysémie, célébrée depuis plus de cinquante ans par des millions de fans, exégètes adolescents ou frappadingues moins jeunes pour lesquels l’indulgence est plus difficile.
Plant lui-même a accordé que, vieille astuce littéraire soutenant écrits épiques, religieux ou occultes, la portée infinie de ses paroles repose essentiellement sur leur abstraction et leur ambiguïté qui en assurent une réinterprétation et un imaginaire infinis, laissés à la discrétion de chacun des auditeurs. Nulle manipulation, du reste, chez le chanteur de 22 ans qui a ici simplement laissé libre cours à son inspiration du moment, nourrie, comme ailleurs sur l’album, par des lectures croisées, du Magic Arts in Celtic Britain de Lewis Spence à l’incontournable œuvre de J.R.R. Tolkien. Conscient que son propre texte lui a depuis longtemps échappé, Plant admet que pour lui aussi, "Stairway to Heaven" revêt à chaque interprétation (ou presque) un sens différent et, ajoute-t-il, "... et c’est moi qui ai écrit les paroles !". Reste qu’avec des paroles comme "There’s a sign on the wall, but she wants to be sure", "sometimes words have two meanings", "Sometimes all of our thoughts are misgiven", "if you listen very hard", l’invitation à la (sur—)interprétation semblait explicite. "A song of hope", dira-t-il à la foule du Madison Square Garden dans The Song Remains the Same...
Les thématiques y abondent certes et, sans effort ni sensibilité mystique, on y discerne un récit initiatique où l’excès, l’égoïsme, la cupidité, la luxure, le salut - tous thèmes accolés à la femme qui, décidément, de "Black Dog" à "Going to California" obsèdent le jeune Plant dans ce quatrième album — s’agrègent autour d’une symbolique duelle du matérialisme et du consumérisme… à moins que ce ne soit encore tout à fait autre chose ! Si Plant a pris garde de ne jamais éventer la signification de ses paroles, un risque sans doute limité par la forte probabilité qu’il n’en ait aucune idée, il a pu toutefois en résumer le sujet en évoquant "une femme qui a tout ce qu’elle veut mais ne donne rien en retour", ce qui, convenons-en, éclaire peu le propos. Qui plus est, ses confidences sur la genèse d’écriture attestent qu’une analyse des paroles de "Stairway to Heaven" est un exercice vain, détaché de son objet et réservée à un bien curieux public : d’une humeur massacrante (sans qu’il se souvienne pourquoi), le chanteur, soudainement frappé d’inspiration, aurait en effet composé d'un jet le fameux incipit "There’s a lady who’s sure all that glitters is gold / And she’s buying a stairway to heaven", dont il convient qu’il est très commun, avant de poursuivre, sans effort et comme guidé, l’écriture de la majeure partie des paroles, premier surpris par leur qualité. On observe bien sûr combien la mythologie zeppelinienne prend part au récit ici mais cette spontanéité - encore - de la composition est sans doute l’élément le plus remarquable. On renverra donc le lecteur, pour son divertissement mais avec les avertissements d’usage, vers les centaines de sites qui décortiquent chacun des mots du texte de Plant dans des posts de millions de signes.
Non qu’aucune correspondance ne soit pertinente : il n’est ainsi pas douteux que Le Seigneur des anneaux soit, à nouveau, présent en filigrane dans le texte de Plant, notamment avec le "In my thoughts I have seen rings of smoke through the trees", probable allusion aux ronds de fumée soufflés par Gandalf mais aussi le "all that glitters is gold" qui rappelle Lady Galadriel, la Reine des Elfes dans la forêt "aux feuilles dorées" de Lothlorien. Quelle valeur ajoutée à ces citations ? C’est un autre débat.
Dans cette "œuvre ouverte", comme dirait Eco (la tention de comparaisons ampoulées, on en avertissait en préambule, est irrésistible !), la lecture sataniste était, bien sûr, inévitable et les fans, mais aussi les groupes et les "ministres du culte" (sic) les plus douteux, s’en sont donné à cœur joie. Aiguillonnée par les révélations progressives de l’inclination de Page pour l’enseignement et le personnage d’Aleister Crowley, dont le rachat de la Boleskine House en Écosse ne fut pas la confession la plus discrète, la rumeur de messages cachés ("Here’s to my sweet Satan", ce genre), discernables, avec une grande concentration, en inversant le sens de lecture du titre, prit des proportions insensées, singulièrement redoublées au début des années 1980 après la séparation du groupe quand la perspective de procès juteux poussa sans succès de louches collectifs à l’abordage du Dirigeable. Depuis, à l’heure du streaming et du téléchargement, l’astuce diabolique a techniquement fait long feu et les manigances de Satan semblent avoir été définitivement repoussées à coups de bits, si l’on peut dire.
Page, qui a toujours semblé être encore plus fier des paroles de "Stairway to Heaven" que Plant lui-même à tel point qu'il avait tenu à les faire figurer sur la pochette intérieure de protection de l’album (une première pour le groupe), coupa court à ces rumeurs qu’il aurait pu entretenir commercialement à peu de frais, rien ne ressemblant plus à un fan, bizarre ou pas, qui achète l’album qu’un autre fan, bizarre ou pas, qui achète le même album… C’est que, atterré mais aussi piqué au vif, Page y voyait un contresens absolu coupant le public de l’essence fondamentale de sa composition : l’émotion. Le guitariste n’eut ainsi pas assez de mots pour exprimer son mépris pour ce qu’il comparait à un nouveau "Paul is dead" (et sa cohorte de messagers souvent intéressés financièrement) et nia vigoureusement tout message satanique, concluant d’un cinglant : "it’s stupid people". Plant, qui découvrit quant à lui ces rumeurs en regardant la télévision, en fut tout aussi choqué et réaffirma que "Stairway to Heaven" avait été écrit avec les meilleures intentions. Dans ce qui est sans doute la meilleure analyse de son propre texte, il avouera plus tard lui préférer "Kashmir", tout aussi polysémique, moins médiéval, moins simple, moins gentillet et moins… Anglais.
To be a rock and not to roll :
le legs de plomb
Les années passant, "Stairway to Heaven" se voit irrésistiblement relégué dans une vitrine du grand musée rock qui, pour beaucoup, prend les atours d’un mausolée, et davantage encore depuis la séparation du groupe au décès accidentel de Bonham. Peu importe qu’il soit régulièrement ravivé par une rhétorique de la surenchère capitaliste triomphante - plus de 4000 passages annuels sur les radios, 44 années de diffusion cumulées soit un total de 23 millions de minutes, 15000 partitions vendues chaque année, 500 millions de dollars dans les poches de ses deux compositeurs, tous chiffres probablement déjà caduques - "Stairway to Heaven" est comme figé dans sa monumentalité.
Sur la route, dès 1971, la composition aérienne, éthérée, moirée tourna fatalement monolithe. Le décollage en fut certes très progressif : aucun emballement du public et une réception polie le 5 mars 1971 au Ulster Hall de Belfast, selon Jones, quand le titre fut interprété sur scène pour la première fois, dans le contexte d’émeutes sanglantes qui frappaient l’Irlande du Nord. Et si Page soutient que le déclic date d’août 1971 au Los Angeles Forum, c’est surtout une fois l’album sorti, le 8 novembre 1971, et les auditeurs accoutumés par des écoutes répétées à ce long titre, que "Stairway to Heaven" prit sa pleine envergure en concert. L’utilisation par Page de la fameuse Gibson SG à double manche, lui permettant d’alterner plus facilement entre six- et douze-cordes mais aussi de travailler la tonalité d’ensemble en faisant vibrer la douze-cordes "ouverte" à l’unisson de la six-cordes pour un effet semblable à celui du sitar, renforça encore la mystique du titre, grand-messe articulée par l’adoration de l’icône d’un Page brandissant son double-manche (et peu importe qu’il l’utilisât également sur "The Song Remains The Same").
Sans surprise, les soli finaux de Page n’y ont du reste jamais retrouvé l’état de grâce de celui capté en studio et souvent allongés, répétitifs et mécaniques dans leurs phrases, avec parfois de savoureuses fulgurances, sacrifiaient la concision et la fluidité originelles sur l’autel de la jam seventies, au prix d’un contresens flagrant, celui de la dimension stationnaire d’un titre agencé comme une ascension.
La réputation critique de "Stairway to Heaven" ne sera finalement stabilisée qu’un court moment, coincée entre les premières réceptions assassines et glaciales (Lester Bangs, toujours aussi peu pertinent : "a thicket of misbegotten mush", "lush as kleenex forest" ; le magazine Sounds : "first boredom and then catatonia") et les analyses post-modernes de la composition culte, partagées entre l’idôlatrie adolescente et les railleries cyniques. Plant donnera lui-même son blanc-seing à la curée : "If you absolutely hated ‘Stairway to Heaven’, no one can blame you for that because it was so pompous."
Pour faire bonne mesure, si l’on peut dire, s’ajoutera l’épisode peu glorieux du procès pour plagiat intenté par le journaliste Michael Skidmore, sur la foi d’une similude des arpèges initiaux de "Stairway to Heaven" avec ceux du titre "Taurus" de Spirit, le groupe de Randy California qui l’enregistra en 1968 sur son premier album et partagea une tournée avec Led Zeppelin. Page nia avoir jamais entendu le titre, ce qui était difficilement recevable, mais eut gain de cause, les fameux arpèges étant, dans leur progression, si communs qu’on peut les dater de bien avant Spirit - ce que ne manqua pas de rappeler la défense avec gourmandise, convoquant le "Cry Me a River" de Davy Graham (composé par Arthur Hamilton’s “Cry Me a River”) et "To catch a shad" du Modern Folk Quartet… quand elle ne citait pas le thème de Mary Poppins.
Interprété par le groupe le 7 juillet 1980 pour la dernière fois pour une durée quasiment doublé (quinze minutes !), "Stairway to Heaven" connut une seconde vie tout d’abord sous une forme instrumentale, Page refusant qu’un autre chanteur que Plant n’officie, comme au concert ARMS de 1982. Plant, pour sa part, répugna longtemps à ne serait-ce que fredonner la composition mais fit quelques exceptions notables, non sans parfois en oublier les paroles, pour le Live Aid de 1985 avec Tony Thompson et Phil Collins aux fûts, pour le Atlantic Records 40th anniversary concert avec Jason Bonham à la batterie ou pour le concert caritatif Ahmet Ertegun en 2007. La prestation improbable de Page & Plant à la télévision japonaise en 1994 reste sans doute la plus surprenante... à commencer pour Page qui ne découvrit qu'au dernier moment que Plant avait décidé contre toute attente de réinvestir le titre.
En parallèle, reprises révérencieuses (Dolly Parton), goguenardes (Zappa), parodiques (Foo Fighters) ou improbables (l’Australien Rolf Harris avec didjeridoos et wobble boards) prolifèrèrent avec une régularité jamais démentie. Le 2 décembre 2012, au Kennedy Center Opera House de Houston, Heart en fit une reprise dans un cadre fort institutionnel : dans le public, on vit Page et Jones hocher la tête en approbation, des sourires empreints de fierté aussi, mais surtout, les yeux de Plant, comme embués.
Durée : 8:02
Robert Plant : chant, harmonica
Jimmy Page : guitares
John Paul Jones : basse, clavier, flûtes
John Bonham : batterie
Compositeurs : Jimmy Page & Robert Plant
Producteur : Jimmy Page
Ingénieur du son : Andy Johns
Enregistré entre décembre 1970 et février 1971 à Headley Grange, East Hampshire, Angleterre avec le Rolling Stones' Mobile et aux studios Island (Londres).