Une inspiration - ou un soupir - en ouverture d’une des plus grandes réussites acoustiques du groupe, comme un écho inversé au rire - ou à la toux - introductive de "Whole Lotta Love". Une inspiration, autre, celle de Joni Mitchell, égérie insoupçonnée de Plant et Page, énamourés tous deux de la chanteuse et guitariste canadienne. Une expiration aussi, celle, tellurique de la faille de San Francisco, invitant sa béance menaçante au mixage californien du titre. Une respiration, enfin, après l’oppressant "Four Sticks" et avant le massif "When The Levee Breaks" : "Going to California" ou le souffle estival, chaleureux, solaire d’une côte Ouest américaine chimérique, recréée par trois Anglais.
"Going to California" : l'œuvre
Le titre, dans sa dernière version remasterisée :
Smoked my stuff and drank all my wine :
Headley Grange, CA
L’Angleterre. Celle du Hampshire, dans le sud-est. Headley Grange, c’est le lieu de l’ennui forcé, aime à rappeler Page, qui avait choisi à dessein d’y assigner son groupe à résidence. Sans pub aux alentours, sans même une table de billard à taquiner entre deux sessions, les quatre Anglais sont contraints de jeter toutes leurs forces dans la création. La genèse de "Going to California" s'apparente ainsi à celle des autres titres de l’album : Page cherche seul, avec application, une suite d’accords sur la guitare et présente ensuite son canevas au reste du groupe. La spontanéité n’est toutefois jamais aussi absolue que le guitariste ne veut, et plus encore les années passant, le faire croire. Page confiera ainsi, au détour d’une interview, qu’il avait composé ce titre des années auparavant, dans une mesure qu’on n’a pas encore identifiée, mais qui doit vraisemblablement dépasser les quelques bribes musicales ("a thing I’d written before on acoustic guitar"). En concert, lors des toutes premières expositions de la "nouvelle" composition au public, Plant lui-même la présentera comme "un titre ancien".
Quelle que soit la part de spontanéité attachée à sa création, la composition frappe à la fois par sa majesté et par son évidence : la limpidité cristalline de ses arpèges délicats, la fraîcheur de ses festonneries de mandoline - instrument acoustique star d’un album très électrique, déjà utilisé sur "The Battle of Evermore" (mais ici joué par Jones) -, l'amplitude émotionnelle de son chant façonnent une tonalité unique. C’est aussi, à la suite de ce premier titre acoustique sur la face A, une affirmation renouvelée d’indépendance artistique de Page qui persiste dans ce "folk" zeppelinien tant décrié par les critiques dans Led Zeppelin III et s’offre même le luxe de mettre Bonham en réserve sur le quart des titres du magnum opus de son groupe (sans même inclure l’entrée tardive du batteur sur "Stairway To Heaven"). Enregistré avec le Rolling Stones Mobile Studio, "Going to California" ne semble pas avoir été enrichi d’overdubs à Island Studios.
With an achin’ in my heart :
LA queens & déesse d’Alberta
On peut avancer que la seule magnificence de la composition elle-même aurait suffi à marquer les esprits - et l’histoire du (folk-)rock - avec un "simple" chant sixties alors encore typique de ce genre de ballade. Plant, qui y est exceptionnel, l’élève à des hauteurs inaccessibles à ses pairs : il y verse toute la puissance sensible de son americana personnelle, avec la West Coast en épicentre, et y insuffle aussi son admiration pour la Canadienne Joni Mitchell ("a girl out there with love in her eyes and flowers in her hair") qui, si elle n’est pas nécessairement platonique, tranche avec bonheur avec le cock rock qu’affectionne souvent le chanteur amateur de citrons pressés.
Les paroles mêmes, celles d’un jeune homme de 22 ans pour lesquelles, Plant, des années plus tard, sollicitera la clémence des auditeurs, sont ici singulièrement réussies et, à tout le moins, expriment efficacement cette quiétude fantasmée du Laurel Canyon - dont la communauté, pourtant, n’a jamais accueilli très chaleureusement les quatre Anglais qui fricotaient plutôt avec la faune du Sunset Strip, Kim Fowley et les GTOs en tête mais dans laquelle Plant, fan de longue date de Buffalo Springfield et de Neil Young (autre idole canadienne), cherche symboliquement à se réfugier. L’évasion, l’échappée, la fuite, qu’elles soient historiques (la civilisation celtique, le moyen-âge, les mythologies fantasy de J.R.R. Tolkien) ou géographiques (la West Coast, le Pays de Galles) ont été tôt des thèmes de prédilection du jeune parolier, déjà fatigué du "rock lifestyle" (les tournées, les groupies adolescentes) dans lequel il s’abîmait pourtant avec énergie, et rarement pris en défaut d’idéalisation et de fugues chimériques.
Plant, qui épanchera plus tard pleinement son écœurement des "LA queens" "in the city of lies" dans un titre amer, bien ancré dans le réel, de Physical Graffiti ("Sick Again"), trouve donc ici naturellement en Mitchell une figure archétypale de la femme déesse, supérieure et inaccessible chère au romantisme arthurien. Son "To find a queen without a king / They say she plays guitar, cries, and sings" est, du reste, un écho très probable au "I Had a King" de Mitchell sur l’album Song to a Seagull en 1968.
Ce fantasme, à la vie dure, fournira encore, en 1976, la trame de la séquence "médiévale", kitsch et cruche, du film The Song Remains The Same qui est consacrée au chanteur. "Going to California" n'étant pas inclus dans le concert filmé, ce sont, sans grande cohérence, "The Song Remains The Same" et "The Rain Song" qui servent de support musical à la scène de Plant. Des décennies plus tard, celui-ci conclura, non sans clairvoyance, que le film était "a load of bollocks", sans qu'on sache si ce jugement sûr portait sur ce passage spécifique, plus que sur ceux de ses camarades (tout aussi embarrassants).
Page, quant à lui sans doute moins à la recherche d’une Guenièvre moderne dont s'amouracher, s’avoue davantage conquis par l'artiste (compositrice, chanteuse et guitariste), comme, du reste, d’autres guitar-heroes de l’époque, Eric Clapton le premier. Dans un rare moment d’ouverture émotionnelle, il confiera être très troublé par la capacité de la Canadienne à composer à partir d’une "simple" émotion, révélant même que certaines de ses créations lui font monter les larmes aux yeux.
Canyons start to tremble and shake :
Page secoué
Le séisme n’était pas qu’émotionnel… Le 9 février 1971, vers 6 heures du matin, pendant 12 interminables secondes, des secousses d’une magnitude de 6.6 sur l’échelle de Richter font trembler la vallée de San Fernando. Sylmar, comme on appellera ce tremblement de terre, coûte la vie à 64 personnes et fait 2000 blessés, sans compter les dégats matériels estimés à 500 millions de dollars.
Page, de sensibilité occulte et donc prompt à opérer tout rapprochement symbolique, y lut un écho aux paroles de Plant : "The mountains and the canyons start to tremble and shake / The children of the sun begin to awake" et y vit même un mauvais présage touchant au quatrième album qui, du reste, se vérifia, les atermoiements de mixage et de direction artistique repoussant jusqu’à novembre la sortie du LP. Au fil des années, comme il se doit, l’histoire prit de l’épaisseur, non sans contradictions, et Page jura avoir ressenti lui-même les secousses, sur le tarmac à sa descente d’avion aux côtés de Grant et Johns, puis ensuite sur le chemin des studios de mixage, Sunset Sound. Dans une autre version, rigolarde et bravache, le guitariste dit s’être alors trouvé dans son lit, passablement secoué, avoir opéré là aussi un rapprochement immédiat avec les paroles de "Going to California" et s’être juré, par superstition, de mixer ce titre en tout dernier. Il aurait ainsi demandé à Johns de remiser le titre temporairement, de crainte que "ça" ne cause un nouveau séisme ou n'ouvre une quelconque boîte de Pandore… Le bon sens anglais de l’ingénieur-son eut, si on l’en croit, raison des scrupules obsessionnels du guitariste ("oh, don’t be so bloody stupid, gimme a break!").
Un contexte chronologiquement inversé a également pu être évoqué : le titre de travail de "Going to California" ayant été "Guide to California", il a été avancé que le sujet original même de la composition était les tremblements de terre, avant que Plant ne l’élargisse, ou plutôt ne le redirige, vers celui, plus romantique, de la femme idéale.
Singulièrement, plus concrètement aussi, et sans doute de manière plus troublante, les coupures de presse de l’époque témoignent également que Sylmar a, entre autre spectaculaires dommages, fait fondre la partie supérieure du Lower Van Norman Dam - barrage qui avec le Upper Van Norman Dam formait les "San Fernando Dams" et qui fournissait 80% de son eau à Los Angeles - et endommagé son réservoir. 80 000 personnes à proximité furent évacués pendant trois jours et, par miracle, le barrage résista (et fut neutralisé). Des projections ont estimé que 123400 personnes auraient pu périr en cas d’effondrement... L’écho, bien plus fascinant que la simple référence aux paroles de "Going to California", avec le titre "When the Levee Breaks" est, on en conviendra, autrement pertinent.
Where the path runs straight and high :
le classique acoustique
Pour californien que soit son imaginaire, le titre a une qualité pastorale, voire bucolique, toute anglaise, qui s’inscrit dans la continuité de celle des titres acoustiques du Led Zeppelin III. Il a, après tout, été enregistré en hiver au fond de la campagne britannique, dans le Hampshire, et les fameuses influences "CIA" de Page (celtique, indienne, arabe) restent peu perméables au folk de la Côte Ouest… qui, du reste, s’abreuve lui-même largement de ces mêmes influences. Qu’un climat californien imprègne aussi naturellement un titre si viscéralement anglais n’étonnera pas : qu’on songe aux titres solaires des Beatles enregistré dans les mornes laboratoires d’Abbey Road et, plus généralement, aux vastes atmosphères créées ex nihilo par certains artistes britanniques (même plus chargées, comme celles de Robert Smith), et on pourrait conclure que le Commonwealth a laissé à ses petits-enfants une perspective panoramique en manière d’héritage… Quoi qu’il en soit, l’intensité des imaginaires de Page, parfois spectaculairement enfantés à partir de quelques rares notes ("Kashmir"), couplée ici aux paroles de Plant qui l'enrichissent de l'empire de ses fantasmes, fait mouche.
Comme souvent chez Led Zeppelin, l’autorité distinctive de l’exécution, plus que celle de la composition elle-même, est saisissante : deux guitares, une mandoline et une voix, sans le recours, déjà associé au folk rock californien et par trop évident, d’harmonies vocales doublées, voire triplées. Page ouvre le titre en fingerpicking sur son Harmony Sovereign H1260, accordée en open-G tuning (DGDGBD) et, après l’entrée de Plant, festonne en arpèges et accords entrelacés, avec un effet hypnotique qui dérivera sensiblement, en live, vers le raga avec des pull-offs appuyés. Jones, pour sa part, semble littéralement parcourir la composition de sa mandoline C. F. Martin et accuse davantage sa dimension éthérée. Plant, enfin, montre toute sa versatilité, sa maturité aussi, en chantant tout d’abord au plus bas puis en montant dans des aigus enrobés de reverb d’autant plus exceptionnels qu’ils sont utilisés parcimonieusement, tout en puissance contenue. Là encore, cette partie vocale - son entrée, sa construction, ses motifs - évoque un véritable solo de guitare électrique que, sans effort, on pourrait imaginer joué par Page.
Avec "Black Dog", "Stairway to Heaven" et "Rock and Roll", "Going to California" fait partie des tout nouveaux titres que le groupe éprouve lors de sa tournée Back to the Clubs, dès le 5 mars 1971, à Belfast, bien avant la sortie de l’album. Il est aussi retenu pour la prestation à la BBC du 1er avril, qui offre, plus encore que la tournée intimiste des clubs, une belle publicité à un album encore indisponible sept longs mois. La version qui en est donnée est ahurissante de proximité avec l’original studio, encore tout frais, notamment lors la montée dans les aigus de Plant.
La sortie de How The West Was Won en 2003, qui puisait, parfois en les mixant, dans deux prestations (californiennes...) de 1972, celles du 25 juin au L.A. Forum et du 27 juin à Long Beach Arena, a dévoilé une belle version du titre, avec quelques rares troncages mais sans overdubs.
Trois ans plus tard, la composition n'est pas oubliée pour la série de cinq concerts londoniens donnés à Earls Court. Le groupe s'y montre détendu, comme souvent lors des sets acoustiques qui permettaient à son équipe, postée devant eux, de les photographier et donnait ainsi un tour intime à une prestation pourtant effectuée ici devant 15000 spectacteurs chaque soir. Plant, souriant, a depuis longtemps pris l'habitude de commenter le titre, en son sein plutôt qu'en introduction, l'agrémentant de "it's hard" (comprendre : de trouver la femme idéale) et de "I haven't seen too many these times" (comprendre : la femme idéale est décidement dure à trouver). Le chanteur déplorera par ailleurs tôt ses difficultés à obtenir le silence qu'il estimait requis pour une telle composition.
Le titre restera un passage obligé du set acoustique zeppelinien jusqu’au 24 juillet 1977 à Oakland–Alameda County Coliseum. Il sera inclus dans les tournées solo de Plant en 1988 et 1989 et refera son apparition sur le "Mighty ReArranger Tour" (avec... contrebasse et synthétiseur). Et si le titre ne figure pas dans l'album live des retrouvailles de Plant et Page, No Quarter: Jimmy Page and Robert Plant Unledded en 1994, il retrouvera bien vite sa place au sein des concerts du duo.
Durée : 3:32
Robert Plant : chant
Jimmy Page : guitares
John Paul Jones : mandoline
Compositeurs : Jimmy Page & Robert Plant
Producteur : Jimmy Page
Ingénieur du son : Andy Johns
Enregistré entre décembre 1970 et février 1971 à Headley Grange, East Hampshire, Angleterre avec le Rolling Stones' Mobile.